La réflexion s’articule autour de la nécessité de délinéariser l’histoire, en montrant que l’histoire de l’Europe passe par une série de séquences qui enchâssent en elles des mises en représentations variables de l’espace et de son anthropologie aussi plurielle que métisse, et de rompre par là avec une distinction trop rigide Chrétienté-Europe en affinant une sorte d’archéologie des mots et des pratiques, des imaginaires et des représentations. Certes jusqu’au début du XVIIe siècle, l’idée d’Europe apparaît comme bridée par l’existence du mythe unitaire qu’est la chrétienté, ordonnée autour des deux pôles que sont Rome et Jérusalem. Mais il est indéniable que, dans cette chrétienté, l’Empire figure en tant que sous-ensemble et que dans ce sous-ensemble une mosaïque d’Etats constituent un potentiel alternatif remettant en cause sans cesse les cadres spatiaux et donc l’ensemble des référentiels. Il s’agira alors de mettre en valeur les processus en œuvre qui ont défait le mythe unitaire et produit des pré-consciences de l’Europe, en intégrant autant les guerres que les idéaux de concorde, sans les dissocier, puisqu’ils participent, selon la démarche choisie, d’une « matrice nourricière », pour citer l’historien Alphonse Dupront, de l’Europe. L’Europe sera donc étudiée comme camp de conflits et de résolutions conflictuelles, comme système de frontières, le terme étant entendu aussi bien au sens de limites que d’ouvertures, donc de statique que de dynamique. De la sorte, le projet visera à générer une autre configuration, moins téléologique que dialectique, dans laquelle l’Europe apparaît comme un mythe des profondeurs, ayant durant chaque séquence historique ses propres expressions distinctes, qui peuvent être la culture partagée des chevaliers au moyen âge finissant, la représentation d’un personnage allégorique porteur de son nom au début du XVIe siècle, la référence commune à une ancestralité troyenne, la lutte hégémonique entre la France et les Habsbourgs, l’Europe des universités, l’idéal d’une république des Lettres se concrétisant avec Erasme, L’Europe des capitales de la modernité, l’Europe de l’érudition, l’Europe du français comme langue commune, l’Europe de l’Aufklärung, la « crise de conscience européenne etc. L’Europe, dans ses gestations, est une succession de possibles qui se font et se défont, se composent et se décomposent, et un des objectifs du projet est d’analyser les processus de transferts symboliques autorisant, dans la succession des temps de l’Europe, l’émergence et l’occultation de représentations, leur fabrication et leur refabrication. Il semble trop simple, alors, de dire que l’Europe ne peut être qu’une chrétienté désacralisée et que ce serait par le seul politique qu’une « conscience européenne » serait née. Les choses paraissent plus compliquées, dans la mesure où, précisément, le mythe des profondeurs, l’Europe latente dans la longue durée, serait à saisir dans les récurrences des jeux d’antinomie construction-déconstruction, d’un mouvement d’appropriation et de désappropriation de l’espace, ou des espaces, de tensions conflictuelles inhérentes à l’éclatement spatial. Un des points sur lequel portera l’étude sera les conséquences du schisme religieux à l’échelle de l’Europe, et dans cette perspective, l’invention de la diplomatie, le rôle des grands acteurs, les expérimentations impliquant des adhésions à des valeurs communes bien entendu en constante reformation et reformulation, qui peuvent être juridiques, culturelles, éthiques, économiques, devront être étudiées de manière très précises. Tout comme seront analysés, dans leurs rapports à l’espace, le concept d’empire, l’émergence d’une sensibilité potentiellement nationale, le paradoxe d’une Europe des états territoriaux cherchant à asseoir leur souveraineté sur une culture politique, sur des signes et des valeurs communs. Au total, l’Europe du projet Ehne-axe 3 est une Europe des flux et des reflux, des mouvements en spirales ascendantes comme descendantes, de la rencontre de forces qui peuvent paraître antinomiques, mais qui créent dans la dialectique unité-diversité, des points de convergence, une tension des profondeurs toujours réalimentée et toujours niée.

BACK